Petit manuel du parfait arriviste by Corinne Maier

Auteur:Corinne Maier
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Flammarion

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Touche pas à mon ghetto

Bienvenue au club des Gagnants. Bien sûr, il y en a qui sont plus compétitifs que vous, plus riches, ce qui est à la fois agaçant (prendre conscience que vous jouez en deuxième division relativise votre bien-être) et rassurant (vous êtes entouré de gens qui ont réussi). Vous vous montrerez amical avec ceux qui peuvent vous servir, et distant avec les autres, ceux que vous jugez inférieurs à vous socialement. Car l’entre-soi est reposant pour l’esprit. Pour parer à tout imprévu, vous visiterez avec d’autres privilégiés la dernière expo à la mode, fréquenterez le club de gym un peu sélect… Bientôt, dans notre monde prétendu ouvert et fluide, il faudra une carte d’adhérent même pour aller aux toilettes.

Surtout, pas de rencontres déstabilisantes. Pas question de perdre le contrôle des circonstances et routines de la vie quotidienne. La malchance, ce vieux truc des anciennes civilisations désormais à la casse, a été détrônée par les dysfonctionnements ou les défaillances, dont il faut identifier les causes et traquer les acteurs. Quant au mal… Le mal, ce n’est rien de plus que les volets déficients, les prix élevés, la chute des cheveux, le manque de choix, les routes glissantes…

Sans oublier les classes dangereuses qui guettent à l’extérieur avec un couteau entre les dents, et les monstres pédophiles qui rôdent, en embuscade derrière chaque platane. Sécurisez à mort votre maison – l’idéal serait de la sanctuariser. Vous dissuaderez votre gosse de franchir le seuil de la porte. Puisque seuls les petits défavorisés jouent encore dans la rue, que ferait votre ange dehors ? De mauvaises rencontres ? Le principe de précaution a remplacé tous les autres principes. Tout doit être sous contrôle. Ce monde a été suffisamment interprété et changé, il s’agit maintenant de le protéger.

Certes, vous vous préoccuperez de ceux qui n’ont pas la chance de vivre votre existence semi à l’abri. Vous parlerez avec délicatesse et à propos de ceux d’en bas, les chômeurs, les humiliés de la spéculation, les victimes du libéralisme, les oubliés des quartiers sensibles. Les disqualifiés de la croissance ou de la récession. Les laissés-pour-compte de la ségrégation sociale. Les perdants radicaux. Mais vous invoquerez les dures réalités pour éviter que la fracture sociale ne vous empêche de dormir : au fond, il est compréhensible que le changement, ça fasse des victimes.

Il n’y a qu’une catégorie de gens dont vous pourrez ouvertement dire du mal. Ce sont tous ceux qui ne sont pas comme vous, comme nous. Les Barbares. Les terroristes qui nous terrorisent. Les islamistes, prêts à semer l’enfer pour gagner leur absurde paradis peuplé de 70 vierges. Vous pourrez vous lâcher : ce sont les non-civilisés qui transforment les femmes en abat-jour ambulants. Le fardeau de l’homme blanc s’est transformé en fardeau de l’homme occidental, qui se doit de montrer aux autres le chemin escarpé de la liberté et du Bien. Lorsqu’on porte ainsi la morale en bandoulière, on a en face de soi des gens si différents qu’ils sont à peine des gens.

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